Lointain souvenir de la peau (suite)

Russel Banks parvient ainsi, au gré du déroulement de l’histoire et de l’évolution des personnages, à proposer au lecteur un fin traitement de thèmes et problématiques qui s’entrechoquent dans les processus intra- et intersubjectifs de la violence sexuelle. De la discontinuité du sentiment d’exister, aux impasses du processus de subjectivation, en passant par le questionnement de l’identité sexuée, l’auteur, via le Kid, pointe les effets dévastateurs d’une hypersexualisation de la société, ainsi que du traumatisme lié à la violence intra-familiale, à l’inceste ou au climat incestuel pour le sujet. Des suintements du trauma non symbolisé dans le lien transgénérationnel, l’extrait suivant en offre une illustration éclairante:

« Mais qu’en est-il des femmes qui ont été blessées quand elles étaient petites filles ? Blessées si fort qu’elles sont restées coincées à ce stade, dans la peur d’être obligées de grandir, si bien qu’elles ne grandissent jamais et que, comme des hommes, elles doivent faire semblant d’être adultes? Le Kid est à peu près sûr que sa mère, d’après ce qu’elle lui a raconté de son enfance et ce qu’elle a omis de lui dire, est de ce genre-là, une fausse femme. De la même façon qu’il est, lui, un faux homme. Il se peut que ce soit la seule chose qu’il ait en commun avec sa mère. Il n’a jamais eu à se débrouiller avec le fait d’être battu comme plâtre par son père, contrairement à elle. Et il n’a jamais été victime d’abus sexuels, ni violé par qui que ce soit, homme ou femme, contrairement à ce qui est arrivé à sa mère quand elle était petite fille, ainsi qu’elle le lui a laissé entendre. Et il n’a jamais été abandonné et livré au système de placement familial de l’Etat, contrairement à ce qu’a subi sa propre mère, ni ballotté d’une famille d’accueil à une autre. »

Quand la violence du réel traumatique vient précocement écraser l’intime du sujet, son accès à l’imaginaire et au symbolique s’en trouvent nécessairement perturbé, flottant, voire barré. La perte du réel dans le virtuel de la cybersexualité, la confusion du vrai et du mensonge, du bien et du mal, de la honte et de la culpabilité viennent alors témoigner de la précarité psychique du sujet ainsi livré, abandonné à l’errance.

 

Au terme de ce parcours initiatique dont le Professeur, puis l’Ecrivain font figures de passeurs, de tiers pour le Kid, le héros parviendra-t-il à sortir de cette errance? La résonance psychanalytique du travail introspectif de ce jeune adulte, aux prises avec des angoisses d’abandon et de perte du sentiment d’exister auxquelles le recours compulsif à la sexualité tentait de pallier, m’est apparue particulièrement prégnante dans l’extrait suivant, issu des dernières pages de cette brillante fiction. Le stade du miroir lacanien, les figures de l’informe en psychanalyse proposées par Sylvie Le Poulichet, la triade des instances psychiques de la métapsychologie freudienne et leur dynamique sont, entre autres, les références que  j’associerais à la lecture de ce qui suit.

 

« (…) il se demande quand ça s’est passé pour lui, à quel moment on l’a persuadé de faire une chose à propos de laquelle il a dû mentir, ce qui a eu pour résultat que son âme n’était plus innocente. (…) Cet été-là, il n’avait que dix ans, et il se souvient qu’il a eu ses premières vraies érections en écoutant sa mère baiser dans la chambre avec son copain du moment. (…) La seule chose qui l’aidait à écarter de son esprit les cris d’orgasme de sa mère et les coups de la tête de lit contre le mur, c’était de s’asseoir dans sa chambre devant l’ordinateur de sa mère pour cliquer sur des sites pornos gratuits. (…) Ce n’est pas à sa mère qu’il mentait, ni à qui que ce soit d’autre, puisque personne d’autre ne le savait ni ne lui posait jamais de questions à ce sujet. Il se mentait à lui-même. (…) Mais il n’était pas dupe. Il le faisait parce qu’il en pouvait pas s’en empêcher. Il ne pouvait pas s’en empêcher parce que les moments où il regardait du porno et se masturbait étaient les seuls moments où il se sentait réel. Le reste du temps, il avait l’impression d’être son propre fantôme - pas tout à fait mort mais pas tout à fait vivant non plus.»  (…)

« Il ne sait pas pourquoi, mais tout a changé ce soir-là. Brusquement, pour la première fois de sa vie, il est devenu visible à lui-même. Les flics qui l’avaient plaqué au sol dans le jardin de Brandi l’ont interrogé plus tard au commissariat; ils ont ouvert sur la table devant lui un ordinateur portable où ils ont introduit un disque, et lui ont montré une vidéo de lui et du père de Brandi dans la cuisine. (…) dès l’instant où il s’est vu à l’écran, le Kid a senti que tous ses atomes s’étaient instantanément réassemblés. C’était comme s’il ne s’était jamais vu dans un miroir. (…) A partir de ce moment, il n’a plus éprouvé ne serait-ce que le plus petit désir de regarder du porno ou de se masturber parce qu’il était désormais un délinquant sexuel condamné, ce qui lui procurait les sensations qu’il avait eu l’habitude de provoquer en restant assis devant son écran. »

« (…) il est arrivé à se percevoir sous l’image aplatie d’un homme sur un écran d’ordinateur, le Kid se demande pour la première fois s’il y a un moyen pour lui de donner une troisième dimension à cette image bidimensionnelle et de devenir ainsi pleinement vivant. (…) Mais il n’est pas sûr de savoir se conduire comme s’il était déjà un homme à trois dimensions. Ce qu’il sait c’est que ça doit être effectué mentalement, aller de l’intérieur vers l’extérieur: ça ne peut pas être un rôle qu’on joue pour les caméras ou pour internet, comme si la vie n’était qu’un gigantesque reality show. Ça ne ferait qu’aggraver les choses. Non, il faut que ça commence au plus profond de soi, dans le trou noir d’antimatière qui se situe au centre exact de qui l’ont est. Titille cet endroit ne serait-ce qu’un peu, et le reste suivra: du néant sortiront chaleur, lumière et un vent puissant qui soufflera sur l’univers, et ils s’uniront pour engendrer le feu, la terre et l’eau. Et du feu, de la terre et de l’eau émergeront la chair, les os et le sang que sa peau enveloppera. »

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